La belle galerie de portraits de famille que voilà dont le souvenir est tellement chevillé aux grandes heures de la Renaissance italienne qu’on en oublie souvent qu’elle est originaire d’Aragon. Dans cette logique, on en oublie tout autant que le "Borjia" ibérique s’est italianisé en" Borgia".
Sans le népotisme d’Alonso Borgia, futur pape Calixte III, son neveu Rodrigo, plus connu sous son patronyme pontifical d’Alexandre VI, et sa famille n’auraient sans doute pas eu la fabuleuse destinée historique qu’on leur connaît. Et quelle destinée ! Cinq siècles après leur existence, leur réputation aux relents de sulfure est toujours aussi vivace dans les mémoires. Inceste, poison et crimes de tous poils sont en effet les clichés que l’évocation du trio infernal, Alexandre VI, César et Lucrèce, fait surgir à notre esprit.
Qu’en est-il en réalité ?
Si les relations incestueuses restent infondées, les crimes, principalement fomentés par César, sont vrais. Quant à Alexandre VI on ne peut concevoir le nombre d’Ave et de Pater indispensables à réciter pour un quelconque pardon de ses péchés ou le soulagement de sa conscience.
Et la Lucrèce diabolisée ? Grâce au travail d’historiens contemporains, elle affiche dorénavant un portrait de brebis innocente sacrifiée sur l’autel des ambitions autant fraternelles que paternelles. Lucrèce, iniquement transformée en un suppôt de Satan enjuponnée, complice des vices familiaux ne serait donc qu’une victime. Voilà une métamorphose radicale à laquelle il semble juste de souscrire en majeure partie.
L’inceste.
En effet, si l’amour exclusif que portaient César et Juan à leur sœur est indéniable autant que l’était la tendre affection d’Alexandre VI à son égard, aucune preuve n’a jamais démontré que leurs rapports furent plus intimes. Certes, mais comme il n’y a pas de fumée sans feu, quelle cause en a attisé les braises ?
Il semble que l’on puisse retenir la suivante :
Alors qu’elle était veuve, Lucrèce est supposée avoir mis au monde un enfant. Afin d’assurer des revenus à son petit-fils, Alexandre VI décida de le légitimer. Pour se faire, ne pouvant lui-même en tant que pontife endosser la paternité de « l’infant romain », il reconnut dans une première bulle publique que l’enfant était de César et « d’une femme non mariée ». Puis, se méfiant des appétits territoriaux de César, il préféra, dans une seconde bulle tenue secrète, reconnaître qu’il était le père de l’enfant. Ainsi César ne pourrait pas le dépouiller.
Quand les bulles furent rendues publiques, les ennemis des Borgia se ruèrent pour les charger des pires suppositions et accusations.
Les crimes.
Pour le reste, un mot résume leurs actions et surtout celles de César : l’ambition. Toutefois, il est nécessaire de rappeler deux choses. D’une part, que dans le contexte de l’époque « justifier la fin » par le moyen du crime n’était guère exceptionnel et, d’autre part, que l’Italie, divisée en d’innombrables duchés, supportait en permanence des guerres et des troubles déclarés aussi bien par les prétentions internes que par celles de l’étranger.
Mais, la littérature allait très vite s’emparer de cette famille dont les personnages étaient riches autant en tempérament qu’en agissements exploitables. C’est avec délectation que les auteurs plongèrent leur plume dans l’abondance des fracas de leur histoire, source d’une inépuisable inspiration.
Ils allaient savamment mélanger et pétrir le vrai et le faux pour nous livrer, avec le temps, une image des Borgia dont les monstruosités dépassent celles dont ils furent responsables et qui se suffisaient pourtant largement à elles-mêmes.