Il n’empêche. Sous son impulsion, le Lapin agile devint rapidement « une véritable institution culturelle », un lieu incontournable pour tous les bohèmes de tous poils de Montmartre. Déclamations de vers, chansons de régiments, pinceaux en goguette, discutions enflammées entre peintres avant-gardistes et traditionalistes, ivresse ronflante sur ou dessous la table, telle était l’ambiance hallucinante du lieu sur laquelle veillait un énorme Christ en plâtre au regard placide.
Tant bien que mal, Frédé essayait de protéger sa clientèle d’artistes des voyous indésirables. Furieux d’être rejetés, les incidents violents ne manquaient pas jusqu’au drame, en 1910 : Victor, le fils de Berthe, fut abattu d’une balle dans la tête derrière le bar.
Aristide Bruant, client régulier du cabaret, s’était lié d'amitié à Frédé. Lorsque le bâtiment fut promis à la démolition en 1913, il le racheta et laissa notre bonhomme en assurer la gérance. Un an plus tard, la Première Guerre mondiale éclatait mettant fin à la grande époque du Lapin agile. A la fin du conflit, le centre de gravité de la création s’était déplacé à Montparnasse.
En 1922, Aristide Bruant revendit le cabaret à « Paulo », le fils de Frédéric. Le temps des « veillées » informelles et de l’improvisation était révolu. Il n’en restait que leurs ombres et leurs fantômes.
Frédé vit peu à peu disparaître le vieux Montmartre et pousser les immeubles sur les cabanes du Maquis. Sa santé se dégradait et Lolo gravissait plus difficilement les rues en pente.
Il s'exila dans une fermette aux Armenats, hameau de Saint-Cyr-sur-Morin, village de Mac Orlan,
Et Lolo ? Sans doute trop habitué à Montmartre et aux hommages que lui rendaient chaque jour les fêtards, la campagne ennuyeuse et humide le déprimait. Un jour, on le retrouva noyé dans le petit ruisseau qui court en bas du champ.
Frédé mourut peu après. Cette figure hors du commun, qui inspira le personnage de Frédéric du Quai des Brumes de Mac Orlan et porté au cinéma par Marcel Carné, repose loin de sa butte. Il fut inhumé dans le cimetière de Saint-Cyr-sur-Morin. Sur sa tombe, qu’on ne peut plus simple, un cliché l’immortalisant avec son éternelle bouffarde.